Par Marie Denieuil le 14.01.2022 pour Philosophie Magazine

Vinciane Despret : “L’expression ‘faire son deuil’ impose une norme qui contrôle la psyché”

Dans le cadre de l’émission d’Arte Les Idées larges, dont Philosophie magazine est partenaire, Vinciane Despret nous invite à envisager de nouvelles manières de faire notre deuil. La philosophe et essayiste belge, qui a fait paraître en 2015 Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent (La Découverte), propose de sortir des sentiers battus du réalisme froid, afin de ne pas en passer forcément par un schéma balisé d’avance, qui dicterait ce qu’il est normal de faire ou de ressentir. Une proposition aussi belle que, parfois, dérangeante.

Vous n’utilisez pas le terme de “deuil”, et contestez sa définition. Mais le deuil, qu’est-ce au juste ?

Vinciane Despret : La conception classique du deuil est héritée de Freud (Deuil et Mélancolie, 1917). C’est le fait que le principe de réalité s’impose, après la mort d’un être. On accepte le fait que le défunt a disparu et qu’il n’est plus là. De cette acceptation découle la possibilité pour la libido, les affects, de se porter sur un autre objet. L’acceptation que la personne n’est plus là se trouve intériorisée sous différentes formes, comme le souvenir. Toute la libido investie sur la personne disparue peut ainsi être investie sur un autre être. Personnellement, je conteste cette définition – que beaucoup de psychanalyste remettent d’ailleurs également en question, tel le psychanalyste lacanien Jean Allouch. D’abord parce dans l’expression « principe de réalité », de quelle réalité parle-t-on ? Et la réalité de qui ? De celui qui prend le pouvoir d’imposer ce qu’il pense être légitimement réel ? Ensuite parce qu’elle suppose une conception très particulière, laïque, matérialiste de la mort, selon laquelle le disparu aurait disparu à tout jamais, que la mort, c’est le néant.

La psychanalyse a repris cette notion freudienne de “travail de deuil”, en catégorisant plusieurs étapes du processus (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation). Que pensez-vous de l’injonction à “faire son deuil” ?

C’est une expression qui vise ou qui sanctionne une normalisation des sentiments. Même la notion d’« étapes » donne une norme, comme si l’on était dans un circuit, dans une autoroute. Gilles Deleuze s’interroge : qu’est-ce qu’une autoroute ? C’est un moyen de contrôle. Sur une autoroute, vous n’avez pas du tout l’impression d’être emprisonné – sauf que vous pouvez uniquement réaliser les trajets qui vous sont imposés, et vous peinez à trouver les sorties. Vous passez par les manières de sortir qui vous sont imposées, par les manières de vous restaurer qui vous sont imposées, par les manières de conduire qui vous sont imposées, par les paysages qui vous sont imposés… Finalement, on se retrouve là face à des normalisations qui sont des formes de pouvoir. De même, « faire son deuil », avec les étapes du processus qui lui sont ultérieurement caractérisées, cela suggère une autoroute psychique. Ce sont des effets de normalisation, des effets de pouvoir sur la psyché des gens : « Voilà comment vous devez vivre les choses, comment il est légitime de les vivre si vous voulez protéger votre capital psychique. »

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